Actualités brûlantes et nouvelles fraîches de Marc-Édouard Nabe

Subir Nabe

Je suis un Renégat. C’est Nabe qui le dit. Et pour officialiser ma disgrâce, un obscur tâcheron à la syntaxe approximative, cumulant les fonctions de webmaster nabien et de hyène dactylographe, est allé jusqu’à sortir ses ciseaux d’écolier pour coller ma trogne sur deux dames de trèfle : ma paume implorante et mon œil torve (lorgnant vers un Dantec habilement expurgé) se contorsionnent donc sur la première de ces Argine tandis que la deuxième carte accueille mon corps dénudé chatoyant d’extase costienne ! Comble du déshonneur, une poignée de célébrités, quelques littérateurs inconnus et deux ou trois pauvres types m’accompagnent dans cette Galerie des Renégats, visible sur le site Internet de l’auteur d’Hitlernet.
     Rien ne me réjouit plus que cette mise au pilori. Car j’aime passionnément me faire brocarder, dégrader, morigéner, humilier, calomnier par Marc-Edouard Nabe. Evidemment pas par masochisme ou par vanité, mais parce que cela fait partie d’un jeu dont je n’ai jamais craint les contrecoups. Puis tirer les conséquences est ma voie d’accession au bonheur. Je n’ai donc pas à bouder mon plaisir.
     L’inégalitarisme le plus strict s’impose en toutes choses : lorsque quelqu’un cherche à établir une communication symbiotique avec mon humble personne, je me pose, en guise de préambule, une question hautement essentielle : « Qui parle là ? » Si un quidam (intermittent du spectacle, journaliste parisien ou militant chiraquien, qu’importe) se permettait de me susurrer ne serait-ce qu’un centième des railleries décochées par Nabe à mon égard, je puis assurer qu’il aurait immédiatement à subir un bourre-pif inesthétique, sans doute accompagné de l’intrusion forcée d’un tabouret de bar au fin fond de son petit gosier merdeux de redresseur de tort ; bref, je n’hésiterais pas à lui botter proprement le cul.
     Mais un artiste a tous les droits. Dans un pays où le moindre diariste auto-édité affirme faire de la « Littérature », Marc-Edouard Nabe est l’un des très rares auteurs catholiques vivants de langue française à ne pas usurper le nom d’écrivain. Il possède à cet égard non seulement le droit, mais le devoir historique, de rappeler que nous sommes tous des porcs. Dès les premières lignes du Régal des Vermines, l’affaire était entendue :

« Voici un livre sur la Terreur. Voici un livre sur un ‘Je’ truffé d’échardes. »

« Tout être humain, aussi inintéressant soit-il, a toujours dans son sale fond une odeur qui m’écoeure, un bout de merde qui dépasse. »

« Il n’y a vraiment personne que je tolère. Je suis pour l’extermination intégrale et sans discussion. Si je vais au fond de moi-même, pas une ordure ne peut me donner une bonne raison de ne pas disparaître. J’exècre et j’en jouis, jusqu’à me faire disparaître moi-même, comme dans les contes orientaux, les Orientaux dont j’approuverais tant le fanatisme, si je ne les méprisais pas ! »

« J’en ai assez d’être pillé, de rassurer les mauvaises consciences, de poivrer les fades, catalyser les imbéciles, alimenter les avides de magie, trouver les paumés, rassasier les gourmands de chic, les goinfres de la force, les petites couilles des baises insatisfaites, j’en ai assez d’être généreux. »

« J’ai senti toute ma vie ce regard de jalousie déguisée en mépris paternaliste de la part des imbus merdiques croyant tout savoir, à la Leçon bien apprise, qui n’ont rien fait, rien aimé, rien haï, fiers de rien. Je sais pertinemment que je vais être profondément démoli, attaqué, précipité à la Roue, fouetté, buchenwaldisé à souhait. ‘J’ai Osé’, est un parfum que les hommes n’aiment que sur les mannequins. »

« Contre quelle banquise de connerie nous sommes-nous encore échoués ? Une multitude inadmissible d’enfoirés schlasses d’espoir qui rougissent de plaisir quand on les interroge, comme s’ils avaient produit quelque chose, donné au monde ? Des petites frappes de journalistes, des clubs de grands écrivains cons qui se permettent de nous larguer régulièrement des histoires ridicules, vraisemblables, des synopsis ineptes dont la vertu est d’être adaptables à l’écran ! A quand le gibet pour ces abhorrables morveux (…) ? »

     Je relis ces pages brûlantes alors que la plainte sourde d’un des Renégats dont je parlais tout à l’heure vient à peine de s’échouer dans ma boite aux lettres. Le courrier de cet ex-nabophile, hésitant entre une pose prétendument flegmatique et un argumentaire de défense, se termine par cette phrase ahurissante : « La meilleure réponse que nous pouvons opposer [au webmaster de Nabe] est de lui montrer qu’on vit très bien sans Nabe, merci, et que nous avons passé l’âge de ces querelles de garderie… »
     Cet aveu tardif prouve à l’envi que le statut de « traître » dont ce Renégat refuse d’endosser la sainte parure est absolument fondé. Car notre fan, si ma mémoire est bonne, vivait très bien avec Nabe lorsque ce dernier, dans un livre dont le titre s’échange comme un sésame dans les cercles sur-cultivés de certaine préfecture, annonçait ceci : « Je suis pour l’extermination intégrale et sans discussion, j’exècre et j’en jouis. Oui, j’ai dans mes ancêtres un certain marquis« . Curieusement, il vit beaucoup moins bien depuis que ce même Nabe semble murmurer cela : « Je suis pour ton extermination, cher petit diariste critique, oui, c’est à TOI que je parle, je t’exècre et j’en jouis, j’en ai assez d’être pillé, de rassurer les mauvaises consciences, de poivrer les fades, rassasier les gourmands de chic, les goinfres de la force, les petites couilles des baises insatisfaites, j’en ai assez d’être généreux. A quand le gibet pour TOI, abhorrable morveux ? »
     Dès la deuxième phrase du premier paragraphe de la première partie de son premier livre, Marc-Edouard Nabe prévenait pourtant les éventuels postulants au fan-club : « J’ai horreur du second degré. » N’était-ce pas assez limpide ? Aucun hiatus entre ses déclarations d’intention et son abyssale volonté. Pas de petites lignes en bas du contrat, ni de mentions dolosives. Le Régal des vermines était un chèque en blanc : aucun lecteur n’a été forcé de l’encaisser.
     Il nous faudrait donc – maintenant qu’une égratignure zèbre l’ego de quelques scribouilleurs outragés – vivre sans Nabe ? Ah bon ? Mais pourquoi donc ? Nabe a-t-il opéré une métamorphose qui m’aurait échappé ? S’est-il mis à plagier Alexandre Jardin ? A-t-il pris son lecteur en traître ? Non, bien sûr.
     Je lis Nabe aujourd’hui comme je le lisais au XXe siècle, à une époque lointaine où j’ignorais jusqu’à son visage. Je le lis comme je lis Bloy, Bernanos, Weil, Schwob, Dupré, Schuhl, Théolier, Sachs ; comme je lis les Evangiles : avec effroi et jubilation.
     Les livres de Nabe ne sont pas des marchandises culturelles pour jeunes snobs en quête de posture trangressive. Si les circonstances doivent nous obliger, comme le susurre notre lecteur déniaisé, à « vivre sans Nabe », j’exige qu’il m’explique précisément ce que vivre avec Nabe pouvait bien signifier.
     Je le répète : un artiste a tous les droits. Nabe avait le droit de « jubiler » devant l’enfournage des tours jumelles puisqu’il a eu l’élégance de tirer les conséquences pratique de sa vision apocalyptique.
     Il avait le droit de livrer dans La Vérité une représentation fantasmagorique des ultimes minutes de Marie Trintignant puisque le « livre-cri » de la mère Nadine chez Fayard, la lettre ouverte d’Armand Gatti dans Le Monde, les reportages des uns et les hommages des autres avaient déjà largement fracassé les limites de l’indécence la plus ignoblement maculée.
     Il a le droit, enfin, d’exposer ses doutes quant à la rectitude morale de ceux qu’il appelle les « Renégats » puisqu’il n’a lui même jamais hésité à engoncer sa plume dans sa propre carne sanieuse d’enculé mystique : « Je suis allé au fond de l’honnêteté et j’y ai découvert le péché absolu. Ecouter sa nature porte à la condamnation pure et simple : ne pas tricher, c’est la guillotine. » Le couperet du Régal annonce tous les autres. Je suis mort, Le Bonheur, Alain Zannini sont des hosannières sur lesquelles se ligature sa carcasse pourrie de jouisseur vertical. Exhiber « la face cachée de la lune » n’est pas à la portée du premier venu. Contrairement à Beigbeder et Dustan, jouant les naturistes lettrés dans Des livres et moi, ou Zagdanski, s’affichant dans le plus infime appareil sur la couverture de La Vérité nue, Nabe n’a pas eu besoin de montrer son cul au public : tout était écrit – et de quelle manière ! – dans Le Régal des vermines qui s’ouvrait sur l’autopsie méticuleuse de son corps grêle et velu de femmelette de Neandertal au milieu duquel n’allait pas tarder à s’ériger un sexe autocratique tendu vers tous les vagins du monde. Car Nabe allait beaucoup parler de sa bite. Non pas pour en faire le maelström du monde (laissant ça à Rémès et à sa clique de pédés ramonée au poppers) mais parce qu’il convient de ne pas tourner autour du pot : « La plupart des hommes sont des pauvres types, parce qu’ils se laissent bouffer par leurs couilles. Ils ne savent pas récupérer cette énergie. En vérité, seuls les artistes sont assez malades pour donner un sens à leur gland, ne pas bander pour du beurre. »
     Quiconque a tout lu Nabe sait que son œuvre, élaborée sur l’autel de la plus lumineuse sincérité, le protége autant des horions minables que des sangsues plagiaires. Mais il n’empêche qu’il faut parfois faire le ménage et chasser les plus glutineux – jaloux, imitateurs, « amis », imposteurs, vulgarisateurs, courtisans, curieux, tièdes – dont il convient de ne pas sous-estimer la capacité de nuisance. Il a parfaitement raison, à cet égard, de concentrer sa fureur miséricordieuse sur la plus prétentieuse et la moins innocente des coteries : les écrivants. On l’excusera, face à une tâche d’une telle ampleur, de ne pas faire de détails.
     Tentons d’ausculter la Galerie des Renégats. Qu’y trouve t-on ? un mastodonte dadaïstoïde parfaitement évitable / un léniniste couperosé, hargneux comme une tique, gras comme un phacochère / un Lavallois d’une gentillesse horripilante, « écrivant » ici ou là (surtout là) / un satyre atrabilaire dont la notoriété doit tout aux invités de Droit de réponse / un Basque fulminant, mi-critique littéraire, mi-trader / un éditeur-dee-jay fringuant et spirituel, joyeux camarade de schouille mais littérairement stérile / un rédacteur en chef lettré, tout occupé à « promouvoir la culture » (avec Nabe, il est mal tombé) / un humoriste souverainiste sur le déclin / un webmaster mythomane (cas clinique particulièrement peu captivant) / un journaliste satirique anti-sioniste (rencontré par hasard au Salon du Livre de Paris, ce dernier trouva le temps de me sermonner : « Laissez tomber Nabe ! ») / un apprenti-kabbaliste du Café de Flore / un Angevin lunaire à prétention littéraire, cumulant aquaphobie et infantilisme incapacitant / bref, une belle brochette de gens-de-lettres que l’on prendra garde de ne pas confondre avec le trombinoscope des urgences psychiatriques de l’Hôtel-dieu et dont les petits talents d’écriture n’excusent en rien l’absence de génie. Je ne m’oublie pas, rassurez-vous, étant assez bien placé pour affirmer que Bruno Deniel-Laurent, quant à lui, est un type assez malfaisant, vaniteux, lascif, fainéant, versatile, égoïste, biaiseur, immodérément aimé, écartelé entre quelques aptitudes limitées ; que ses rares beaux gestes n’ont pu s’ébranler que grâce au fumier de privilèges sur lequel s’est épanoui son corps fébrile d’enfant gâté ; qu’il crucifie le Christ chaque matin et n’oublie pas d’outrager la sainte Mère de Dieu ; qu’en d’autres circonstances moins apaisées, il aurait peut-être dénoncé des juifs, lapidé des femmes adultères, dévoré ses enfants, contresigné des oukases. Mais il croit en la Grâce ; c’est un bon début.
     Etre « lâché » par un maître est un événement privilégié dont il faut prendre la mesure. Il est triste, très triste, de constater que la plupart des Renégats, face à cette action de grâce, n’ont rien trouvé de mieux que de se racornir dans la conque étriquée de leur amour-propre, développant toute une gamme de médiocres pare-feux :

Borné : « C’est celui qui le dit qui l’est ! »
Névrotique : « Nabe est comme papa, il ne m’aime pas ! »
Auto satisfait : « Après tout ce que j’ai fait pour lui ! »
Paternel : « Allons Nabe, il faut revenir au roman. Au roman, parfaitement ! »
Comptable : « Nabe en a certes une plus grosse que moi mais j’ai lu plus de livres que lui ! »
Cassandre : « S’il continue ainsi, il n’aura bientôt plus d’amis… »
Inconséquent : « Euh, mais il parle sérieusement, là ??? »
Politiquement correct : « Mais c’est donc vrai ! Nabe est devenu antisémite, pouah ! »
Militant : « Nabe est un petit bourgeois immature dont les masses laborieuses peuvent très bien se passer. »
Outrecuidant : « Tant pis pour toi Nabe, j’éteins la lumière, tu seras seul dans le noir. »
Baveux : « Heureusement qu’il a les éditions du Rocher derrière lui, le salaud ! »
Martial : « Ce soir, je le détruis dans mon Journal ! »
Naïf : « Pourquoi choisir les Arabes contre les Juifs, les gauchistes contre les Yankees, j’aime tout le monde, moi ! »
Carriériste : « Fini les conneries, j’entre au Figaro Magazine »
Conformiste : « De toute façon, il est grillé partout ! »
Révisionniste : « Je ne l’ai jamais aimé. »

     Tout ceci est humain, j’en conviens ; mais quel titanesque gâchis ! A quoi bon se déclarer « bloyen » ou fin exégète du Premier Testament si c’est pour pleurnicher, tel un Job pétochard, dès le premier éclair venu ? Pourquoi s’enfouir dans le second degré, la dénégation et l’humour à l’entendu – séquelles d’une inoxydable haine de soi – alors qu’il serait si simple de se repentir, face au soleil ?
     Il faut croire en l’omniscience de Nabe ; il est un passeur extralucide devant lequel aucun bubon de tiédeur, de mondanité, de séduction ou de vanité n’est de mise. Les calomnies et les approximations plus ou moins fantasmées dont il enrobe sa hargne – ces calomnies que les pleutres prennent pour de la malveillance – n’ont qu’un seul but : offrir un rigoureux contrepoids à ses éventuels oublis. Sa frénésie nous expose un avant-goût du Jugement dernier et c’est la seule chose que nous demandons à un artiste.

Bruno DENIEL-LAURENT
Texte publié dans Le Journal de la Culture (n°12 – janvier 2005)